L’histoire de The Crow — que ce soit celle du comics de James O’Barr, celle du film avec Brandon Lee, celle du second film ou encore celle du pilote de la série télévisée — demeure la même: un homme revient d’entre les morts pour se venger de ceux qui l’ont tué et qui ont tué l’un de ses proches. Ces différents supports (papier, pellicule, bande magnétique), impliquant différentes écritures, sont autant de variations sur un même thème. Le scénario commun, si simple qu’il soit, permet un approfondissement de la psychologie des personnages (dont celle du vengeur) et de la réflexion proposée (sur la vengeance notamment). En étudiant suite à suite le comics, les films et le pilote de la série, nous verrons comment, grâce à eux, la notion de vengeance peut se définir.
I) Le Comics
L’histoire est la suivante: Alors qu’ils sont partis en voiture pique-niquer, Eric et sa future femme Shelly se font agresser et tuer par cinq truands: Tin Tin, Tom Tom, Top Dollar, Fun Boy et T-Bird. Bien que la vengeance soit la base même du scénario, le mot «vengeance» n’apparaît pas du tout dans le comics. Seul le verbe «venger» apparaît dans la bouche de T-Bird qui résume ainsi l’histoire: «Alors, comme ça, c’est un type que j’ai fumé et qui vient s’venger.» La vengeance, quasi absente verbalement du comics ainsi que de l’introduction de John Birgin, peut alors ne pas apparaître comme le thème principal. Et cependant, c’est bien d’elle que John Birgin puis James O’Barr nous parlent d’un bout à l’autre de cette bande dessinée.
Dans l’introduction, John Birgin écrit: «Le livre que vous venez d’ouvrir est un réceptacle, où James a déversé toute la rage et la colère ressenties à la perte de l’être aimé... une tentative pour restaurer l’ordre et la justice là où ces choses n’existent pas... Nul ne pourrait décemment supporter un tel poids. Ce genre de drame — quand dans l’espace d’une fraction de seconde vous vous retrouvez définitivement seul au monde — ne peut être accepté même si l’on se dit que c’était écrit. Votre avenir a été détruit et l’on vous a tout enlevé... sauf une chose : la nostalgie de votre amour perdu car c’est tout ce qui vous restera jamais. Il vous faudra apprendre à vivre avec cette douleur, à la faire vôtre, à la transcender.»
Vis-à-vis de l’histoire, on voit bien que le personnage perdra tout ce à quoi il tient, qu’il sera «seul au monde», que son avenir sera détruit. Cependant, il n’en deviendra pas pour autant inhumain, ce ne sera pas une machine à tuer, froide sans sentiment. Il sera habité par «la nostalgie de [son] amour perdu», par «la douleur», «la rage et la colère». Et il n’en faut pas douter: la transcendance dont parle John Birgin à la fin de la citation est bien la vengeance elle-même, bien qu’elle ne soit pas nommée ainsi, que John Birgin la désigne comme «une tentative pour restaurer l’ordre et la justice».
Le personnage d'Eric n’est pas un vengeur qui prend plus que ce que l’on lui a pris. Il est revenu sur terre pour se faire justice, non pour crier vengeance. Il est sensé ne tuer que les coupables. Mais James O’Barr sait bien que la justice n’est qu’un idéal, que dans la pratique il n’existe que la vengeance. Eric, son héros tuera donc aussi ceux qui l’empêchent de faire justice: les complices.
Il n’en demeure pas moins qu’Eric éprouve des sentiments humains, du moins des sensations. «La nostalgie de son amour perdu» se traduira par des flash-back dessinés en crayonné, s’opposant clairement à l’encrage noir et violent du présent de la vengeance. Dans ses flash-back ou ses visions, le corbeau qui a ramené Eric d’entre les morts est souvent là pour lui dire: «Eric... ne regarde pas, tu te fais du mal» comme pour empêcher sa nostalgie, comme pour le rappeler à son triste présent peuplé de lamentations, de souffrance, de haine et de peur.
La vengeance est alors cette équation: «Vengeance = souffrance + haine + peur», peur que l’on fait ressentir à celui qu’on tue. Dans un poème du livre, James O’Barr écrit: «La peur est pour l’ennemi. La peur et les coups de fusils.». Eric le vengeur se présentera même avec humour comme «le peur-fouettard».
Mais la vengeance ne saurait s’arrêter à une suite de sensations ressenties par le vengeur et ses victimes. Non, la vengeance est aussi un thème lié à la Religion.
«Un jour, vous perdez tout. Rien n’aurait pu vous y préparer. Ni la foi... ni la Religion... vraiment rien. Quand meurt l’être que vous aimez, vous apprenez l’absence... vous touchez le fond de la solitude. Vous n’oublierez ni n’accepterez jamais.» écrit John Birgin.
Ce n’est pas tant la revanche que la révolte qui vous habite: révolte vis-à-vis de vos tueurs, mais aussi vis-à-vis de Dieu. C’est donc naturellement que le vengeur se substitue à Lui. Il n’est alors pas étonnant d’entendre Eric dire: «Puisse Dieu te pardonner ce que je ne puis» ou encore «Il y a bien des voies pour purifier son âme... il y a l’absolution, la Rédemption, le salut, et la fin qui justifie les moyens.». Si les trois premiers termes («absolution», «Rédemption», «salut») appartiennent au discours religieux, le dernier terme («la fin qui justifie les moyens») est bien une parole de vengeur. Eric se place ainsi à l’égal de Dieu. Il grave même au couteau dans la chair de son ventre une couronne d’épines symbolisant Jésus. Ce symbole, placé à cet endroit (sur le ventre), demeure cependant obscur, et nous n’en aurons l’explication, du moins toutes les variantes, qu’après avoir parlé des films.
II) Les Films
Dans le premier film, Eric Draven (nous avons cette fois son nom de famille qui cèle en partie son destin puisque «Raven» signifie «corbeau» en anglais) et sa future femme Shelly se font tuer la veille de leur mariage, le 30 octobre, la nuit du Diable, dans leur appartement. Un an plus tard, Eric revient pour se venger.
Une voix off féminine explique ce phénomène: «Il y a longtemps des gens croyaient que, quand quelqu’un meurt, un corbeau emporte son âme jusqu’au pays des morts. Et il arrive parfois, quand des choses trop horribles se sont passées, que l’âme emporte avec elle une immense tristesse et qu’elle ne puisse pas trouver le repos, quelquefois, et seulement quelquefois, le corbeau peut faire revenir cette âme pour que le bien reprenne ses droits sur le mal.»
Cette fois encore, le personnage est présenté comme un justicier, qui fait triompher le bien, et non comme un vengeur. Comme dans le comics, le mot «vengeance» n’apparaît pas. Seul l’un des assassins d’Eric dit: «Alors c’est toi le vengeur, le tueur de tueurs» tandis qu’un policier le présente comme «une espèce de justicier qui flingue les truands à droite et à gauche». Mais, dans ces actes, c’est bien en vengeur qu’Eric Draven se comporte.
Contrairement au comics, Eric ne peut se souvenir spontanément des moments heureux de son passé. S’il veut accéder à ces moments, il est obligé de toucher des objets ou des personnes liés à ce passé; sinon, les seuls souvenirs qu’il peut avoir sont ceux de sa femme en train de se faire violer. Encore voit-il cette scène par les yeux même de sa femme, vision qui lui est insoutenable et qui alimente sa soif de vengeance.
Dans le film, Eric est donc plus violent envers ses tueurs qu’envers lui-même. Il ne se torture pas comme il le fait dans la bande dessinée. Il tue ses assassins avec leurs armes qu’il retourne contre eux. Sur le plan symbolique, ce sont eux même qui se tuent. En assassinant Eric et sa femme il y a un an, ils ont signé leur propre arrêt de mort. Eric Draven dit: «Ils sont tous morts, ce qu’il y a, c’est qu’ils ne le savent pas encore.»
Ce qui donne un côté humain au héros, c’est le personnage de Sarah, une adolescente qui côtoyait le couple avant sa mort. Ce personnage est le développement de Sherri, adolescente présente dans le comics. Eric discute avec elle et sauve sa mère des affres de la drogue.
Mais, dans le film, le personnage se fait plus proche d’un super héros que d’un être humain. Il a plus de pouvoir: il peut voir avec les yeux de son corbeau (qui ne parle plus) et signe ses forfaits par une silhouette de corbeau laissée sur les lieux. Cet aspect de super-héros supplante l’aspect religieux de la vengeance. Seule une anecdote évoquant Jésus rappelle cet aspect. Mais on comprend alors qu’un point commun existe entre Jésus Christ et Eric Draven. Tous deux ont connu une résurrection.
A la fin du second film, nous comprenons un peu plus le parallèle entre Jésus et les vengeurs ramenés par le corbeau.
Dans le second film, quatre truands ont été commandités pour tuer Ash et son fils. C’est au tour de Ash de se venger. Pour cela il est aidé par Sarah. C’est elle qui le maquille comme l’était Eric. En plus d'être devenue une magnifique jeune femme, elle est désormais tatoueuse et peint de magnifiques tableaux. Ash, ayant perdu sa femme à la naissance de son fils, tombe amoureux de Sarah et c’est réciproque. Mais cela pose problème vis-à-vis de la vengeance, puisqu’une fois celle-ci accomplie, Ash devra retourner au pays des morts, ou sinon il deviendra fou.
Il est clair que ce nouvel élément donne tout le côté humain au personnage. Ash, amoureux et ne voulant pas devenir fou, hésite à réaliser sa vengeance jusqu’au bout. Mais, le commanditaire, dont le nom est Judah (avec un H) enlève Sarah, et c’est là que Ash décide vraiment de se venger.
Au moment où il est en train d’escalader l’immeuble de Judah, ce dernier ayant capturé le corbeau lui crucifie les ailes, et des stigmates apparaissent alors dans la paume des mains de Ash. Le parcours de Ash apparaît alors comme un chemin de croix par lequel il doit passer pour accomplir son destin, pour rejoindre le paradis, pour sauver son âme en train de s’égarer entre la haine, l’amour et la folie.
En quelque sorte, Sarah a elle aussi son destin à suivre. Au début du film, elle rêve de l’arrivée de Ash. Elle l’a peint penché sur elle, sur le point de la prendre dans ses bras alors qu’elle gît sur le sol. Derrière eux, une foule sans visages les regarde. Ce tableau est un élément du décor, il passe inaperçu tout au long du film, jusqu'à la fin où Sarah se fait tuer par Judah et où Ash se penche pour ramasser son corps mort. C’est le destin de cette jeune femme, laquelle visiblement sait qu’elle va mourir dès le début, qui fait toute la force de ce film. Et la vengeance passe au second plan même si elle est enrichie comme nous l’avons vu. Il est donc temps d’examiner enfin le pilote de la série télévisée.
III) Le Pilote de la série
Le début de ce téléfilm reprend l’histoire du premier film avec les moyens techniques en moins. L’univers proposé est plus réaliste et Eric Draven souffre plus quand il reçoit des balles dans le corps. Il ne reste pas debout comme dans le comics ou les films. Il est plus proche d’un Immortel que d’un revenant ou d’un ange. Il dit lui-même: «Je suis trop en colère pour être un ange»).
Comme tout passage à la télévision, l'histoire perd en violence, il y a censure. Ainsi le héros ne tue pas ceux qui l’ont assassiné, mais seulement le commanditaire, et encore par chance. Les seuls intérêts de ce pilote sont les suivants: Draven battait peut-être sa femme. Ce qui change toute la psychologie du personnage, et là c’est sincèrement intéressant.
De fait, il y a un réel conflit entre le policier qui s’occupe de ce meurtre et Eric. Ce conflit repose aussi sur la différence entre la justice et, je cite, «l’autodéfense» (traduisez la vengeance). Ce dernier aspect, l'autodéfense, était quasiment absent du comics et des films. En fait, la vengeance était toujours opposée plus ou moins explicitement à la justice divine. Ici, la justice redevient humaine, policière. L’aspect religieux est négligé au profit d’un aspect plus réaliste du problème de la vengeance. La seule trace du Religieux qui reste est dans le sous-titre, Stairway to Heaven, qui pourrait rappeler les réflexions que j’ai menées sur le chemin de croix.
En effet, restant sur Terre à la fin du pilote, Eric vivra sans doute un véritable chemin de croix (comme le spectateur) pour rejoindre le Paradis.
On oubliera donc le téléfilm au profit des deux premiers films et du comics de James O'Barr.